Conversation
Antonino Cardillo (éd.)
Paolo Portoghesi me reçoit dans la « chambre de la déposition ». Je m’assois sur le canapé en tissu William Morris et je lui offre mon livre Specus Corallii, une enveloppe verte contenant mes travaux d’architecture et une invitation à une conférence. Portoghesi feuillette lentement le livre et s’attarde sur l’image d’une galerie avec des arcs.
— Elle semble gravée sur le papier.
— J’ai vu avec plaisir que de nouvelles photographies de votre projet pour l’Église de la Sainte-Famille à Salerne avaient été réalisées.
— Oui, le photographe [Cédric Dasesson] a été très bon. Il a su interpréter la vieillesse de ce béton. Car la vieillesse devrait être vue à contre‑jour.
Il ouvre ensuite l’enveloppe verte et regarde les dix feuilles qu’elle contient, en s’attardant sur l’image du projet Comme une scénographie.
— Pendant toutes ces années, vous êtes resté fidèle à votre vision de l’architecture. Vous n’avez pas cédé, et vos œuvres possèdent une intégrité très rare aujourd’hui. Cela fait de vous l’un des rares architectes.
Il observe ensuite l’invitation à la conférence.
— C’est l’invitation à la conférence Anthropologie en architecture que je donnerai avec Rita Cedrini sur la « participation mystique » de Lévy‑Bruhl — dis‑je. — Je parlerai de la manière dont, avec le temps, j’ai compris l’importance d’une participation sincère entre le client et l’architecte pour réaliser des œuvres d’architecture authentiques.
— Dans mes premiers travaux, moi aussi j’ai expérimenté cet aspect. Plus tard, lorsque j’ai travaillé pour des commandes publiques, cette relation s’est affaiblie. L’architecture en a probablement souffert.
— Je pense que votre vie a été comme l’histoire de l’Italie — repris‑je. — L’histoire d’un sabotage.
Portoghesi sourit.
— Lorsque j’étudiais à l’université, certains professeurs ne parlaient pas en bien de votre travail. Mais je pressentais qu’il devait y avoir quelque chose de particulier. Des années plus tard, lorsque j’ai commencé à étudier la psychologie, je me suis rendu compte que mon intuition était fondée. En un certain sens, votre travail était une réponse à une question posée dans d’autres disciplines.
— Oui, il est très important de sortir de ce petit enclos de l’architecture, pour essayer de comprendre davantage.
— En étudiant la psychologie analytique de Carl Gustav Jung, poursuivis‑je, j’ai appris à reconnaître la valeur de vos recherches. Ce que vous aviez tenté de tracer comme parcours était une instance que Jung avait déjà posée dans les années 1920. Et tandis qu’au cours des mêmes années le Bauhaus mécanisait l’architecture, la psychologie analytique révélait que notre psyché est construite à partir d’« images primordiales » ou d’« archétypes ». J’ai alors commencé à comprendre votre cheminement, souvent mal compris par les modernistes et considéré, à tort, comme de l’historicisme, alors qu’il s’agissait d’une réponse importante à cette exigence d’évocation et d’intégration des « images archaïques ».
— C’était la clé pour passer du fonctionnalisme à un rationalisme complètement différent, non pas seulement fondé sur les fonctions, mais aussi sur la perception. C’est cela qui a totalement manqué. Les choses sont importantes par la manière dont elles sont utilisées, non par leur taille, et l’idée de saisir la relation de l’homme à la maison à travers des dessins, des considérations et des connaissances toutes de nature matérielle laisse perplexe. Il arrive un moment où il faut passer à la psychologie. Là, il y a eu une fermeture très forte. Dommage.
Il poursuivit : Dans les années 1960, quand il y avait l’amitié avec Bruno Zevi, nous partagions cet intérêt. Nous nous étions adressés au Conseil national de la recherche pour financer un projet commun… réponse absolument négative.
Cela aurait dû être une recherche sur la psychologie en architecture, qui aurait certainement absorbé le conflit avec Zevi, né d’une question au fond secondaire. Je regrette beaucoup qu’on ne nous ait pas donné l’espace nécessaire pour mener cette recherche. C’était indéniablement une recherche qui aurait dû impliquer les deux champs. Elle aurait dû avoir une certaine hauteur. La reconnaissance, enfin, de l’union de deux forces, l’architecture et la psychologie, qui étaient très importantes. Malheureusement, il n’en a rien été. Puis une psychologie de l’architecture est née, mais sous une forme très scolaire. Le travail que nous aurions pu faire avec Zevi aurait été de lui donner cette empreinte jungienne. Car c’est Jung qui a véritablement donné l’impulsion fondamentale.
— Samedi dernier, Mario Pisani et Lucia Galli sont allés à l’inauguration d’Open House Roma à la Maison de la poussière et ont vu mon travail. J’ai regretté que vous ne soyez pas là. J’aurais aimé que vous visitiez l’un de mes espaces.
— Malheureusement, je suis très souffrant, mais si je devais me sentir un peu mieux, suffisamment pour me déplacer, peut‑être pourrais‑je aller les voir.
— Quand cela sera possible, je serai toujours disponible. Si vous étiez à Rome, près du Pigneto ou de la Via Veneto, il y aurait deux œuvres à visiter : l’Off Club [Paradiso] et la Maison de la poussière.
— J’aimerais beaucoup, car les photographies n’en donnent qu’une idée. Pourtant, même à travers elles, je dois dire qu’on perçoit une qualité, une cohérence qu’il est très rare de voir. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’y a pas seulement du minimalisme ; il y a aussi, au contraire, une recherche brute de choses fortes. Car, disons‑le, le minimalisme risque de nous endormir. Il engendre de la somnolence. Alors qu’il est évident que nous devons affronter un conflit. Nous ne pouvons donc pas être trop assoupis.
Portoghesi reste silencieux.
— Est‑il possible de revoir votre jardin ?
— Malheureusement, je ne me déplace guère. Mais vous pouvez le faire. Je peux aussi vous offrir un livre.
Je le feuillette et m’arrête sur l’image d’un hypogée avec une cave.
— Oui, il parle du parc, de la manière dont nous nous y sommes installés à partir d’une petite maison de vacances. Si jamais vous revenez, il y a aussi des visites guidées pour découvrir les espaces intérieurs.
Portoghesi se dirige vers la porte et nous sortons. Devant la maison, il ouvre un petit portail et m’invite à entrer dans le parc. Je parcours le jardin assombri par un ciel de plomb. Je m’attarde, désireux de pénétrer la façade en forme de livre ouvert de la « bibliothèque de l’ange ». Par les « escaliers en étoile », je débouche sur les « façades anthropomorphes ». D’en haut, j’aperçois le labyrinthe du « jardin à l’italienne ». Plus loin, dans une roseraie près du « temple décastyle », je lis :
Si ta fraîcheur parfois nous étonne tant,
heureuse rose,
c’est qu’en toi-même, en dedans,
pétale contre pétale, tu te reposes.
Il pleut et je rentre dans la maison. Paolo Portoghesi ouvre la porte et j’entends la voix de sa femme Giovanna Massobrio :
— Paolo, montre‑lui Apollodoro !
Par un petit passage, j’entre dans un long salon où, en toile de fond, une façade en trompe‑l’œil encadre — dans une perspective d’arcs — un paysage imaginaire. Portoghesi est assis sur le canapé Liuto qu’il a conçu en 1982.
— C’est ce qui reste de la galerie Apollodoro qui se trouvait sur la Piazza Mignanelli.
— Pendant combien de temps la galerie Apollodoro est‑elle restée sur la Piazza Mignanelli ?
— Voyons… de 1985 à 1994. La galerie attirait beaucoup de monde.
— Peut‑être que Rome était encore plus active dans les années 1980 ? Aujourd’hui, la ville ressemble à une banlieue.
— Disons que c’est une grande banlieue universelle, sans centre, ce que le monde nous présente aujourd’hui… En tout cas, il n’y a pas de capitale sur cette Terre. Cela devient un problème angoissant, sans qu’on puisse le localiser physiquement.
En quittant la pièce, je remarque un tableau posé sur le sol.
— Ce tableau représente la Casa Papanice ! Est‑ce l’image que vous avez utilisée pour présenter le projet au client ?
— Non, c’est un tableau réalisé par un peintre, mais il a complètement changé la couleur du bâtiment.
— À propos de cette maison, j’ai une curiosité : lors du tournage du film Il Dramma della Gelosia avec Monica Vitti, vous souvenez‑vous de la scène qui se déroule dans la Casa Papanice ? Cela vous a peut‑être déplu ?
— Pourquoi ?
— L’habitant de la maison est très vulgaire et je pense que cet aspect du film manquait de respect à votre travail.
— Mais Ettore Scola a très bien interprété. Son approche était de montrer, pour ainsi dire, une disparité de goûts entre les classes. Il n’y avait donc aucune intention de dénigrement.
— Donc vous étiez content ?
— Content d’une maison qui, de toute façon, avait une vocation cinématographique.
— Pensez‑vous qu’il serait possible de la restaurer, comme pour la Casa Baldi ?
— Je pense que oui ; cela coûterait très peu.
— Et l’intérieur ?
— L’intérieur est désormais perdu.
— Peut‑être pourrait‑on le reconstruire ?
— Reconstruire l’espace intérieur serait facile, mais…
— À mon avis, il serait important de le reconstruire. Elle devrait devenir une maison‑musée consacrée à votre œuvre. Il faudrait trouver un moyen. Peut‑être pourrait‑on créer une fondation qui achèterait la maison.
— Une fondation qui achèterait les lieux du cinéma. D’ailleurs, plus tard, Scola a tourné un film très intéressant, toujours avec Mastroianni, dans une maison conçue par Mario De Renzi : la Casa Furmanik au bord du Tibre. De Renzi était un architecte intelligent. C’est une idée, oui. Cela pourrait être un moyen de la sauver. Trouver quelqu’un qui l’achète.
— Mais selon vous, serait‑il possible de l’acheter à l’ambassade de Jordanie ? L’ambassade est‑elle locataire ou propriétaire ?
— Non, elle l’a achetée. Mais ce n’est pas très pratique pour une ambassade. Elle n’a pas vraiment le niveau requis pour être un bâtiment public, et le fait d’avoir la résidence séparée des bureaux est assez problématique. Quoi qu’il en soit, il faudrait quelqu’un pour trouver un arrangement.
— Il serait également intéressant d’avoir à Rome un lieu qui serve d’interface avec votre jardin ici à Calcata, aussi pour organiser des visites.
— Nous avons pensé à une donation au MAXXI, afin que le jardin devienne une bibliothèque de soixante mille volumes ouverte au public, avec une maison d’hôtes pour accueillir. La Casa Papanice, quant à elle, pourrait devenir la maison d’hôtes d’une maison de l’architecture. Ce qu’elle est déjà, puisqu’il s’agit d’un bâtiment historique.
— C’est un bâtiment important. Notamment parce qu’il est situé dans un endroit central de Rome, facilement accessible. Il pourrait être stratégique.
— Oui. Restaurer l’aspect extérieur est facile. Et l’intérieur aussi, car après tout l’architecture intérieure ne concernait qu’un seul étage.
— Si l’on devait entreprendre une reconstruction, comment serait‑elle réalisée ?
— Mais c’est un travail d’enduit, très simple.
— Bien. Vous aviez utilisé des couleurs dans l’espace. Les spécifications de ces couleurs ont‑elles été conservées dans les archives de votre cabinet ?
— Nous les avions choisies dans un catalogue.
— Et ce catalogue a‑t‑il été conservé ? Les couleurs choisies y sont‑elles indiquées ?
— Oui. Il y a cinq couleurs, je crois. Il n’y a pas de problème.
Puis Portoghesi redevint silencieux.
— Professeur, vous êtes peut‑être fatigué.
— Non, c’est simplement que, malheureusement, je souffre d’une maladie contre laquelle je me bats ; j’espère pouvoir m’en sortir. Quoi qu’il en soit, il faut prendre la vie comme elle vient, la respecter. En tout cas, je vous remercie de votre visite, car j’ai tout de suite apprécié votre architecture. Vous êtes un vrai architecte. Votre tâche est difficile, n’est‑ce pas ? Mais, somme toute, l’intuition est là.
— Vos paroles m’honorent. C’est moi qui vous remercie pour le temps que vous m’avez accordé et pour ce que vous avez dit.
— J’espère que nous pourrons concrétiser cette idée pour le jardin. Dans le livre que je vous ai donné, il y a une introduction substantielle. Car ce sont des architectures — les vôtres comme les miennes — liées à la philosophie, liées à la poésie. Il y a donc une grande affinité.
Notes
- ^ Paolo Portoghesi, Chiesa della Sacra Famiglia, Via Nicola Buonservizi, 2639, Salerno, 1969 – 74.
- ^ Carl Gustav Jung, Tipi psicologici [1921], Bollati Boringhieri, Turin, 2011.
- ^ Paolo Portoghesi, Giovanna Massobrio, Abitare Poeticamente la Terra, ed. Maria Ercadi, Gangemi Editore, Rome, 2021.
- ^ Paolo Portoghesi, Parco di Calcata, Calcata, 1971 – 2023.
- ^ Rainer Maria Rilke, Les Roses, 1924, n. 1.
- ^ Phrase prononcée par une autre personne.
- ^ Paolo Portoghesi, Casa Papanice, Via Giuseppe Marchi, 1/b, Rome, 1966 – 70.
- ^ Ettore Scola, Dramma della Gelosia (Tutti i Particolari in Cronaca), Titanus, Italy-Spain, 1970, 107 minutes.
- ^ Paolo Portoghesi, Casa Baldi, Via Sirmione, 19, Rome, 1959 – 61.
- ^ Ettore Scola, Una giornata particolare, Champion, Italy-Canada, 1977, 103 minutes.
- ^ Mario De Renzi, Palazzina Furmanik, avec Pietro Sforza e Giorgio Calza Bini, Lungotevere Flaminio, 18, Rome, 1935 – 40.
- ^ Musée national italien des arts du XXIe siècle.